10- Splendide Enchemin

Les motos sur le sable rouge – le marché grouillant et les popsicles aux fleurs d’hibiscus – les tissus aux cent motifs et les femmes

10- Splendide en chemin
départ : rue Bellechasse dans le quartier Petite-Patrie
destination : aéroport de Dorval
trait caractéristique de la ride : l’ouverture et la terre rouge

Le chauffeur passe souvent par l’aéroport. Il reconduit des gens qui partent ailleurs et ramène des gens qui reviennent ou qui arrivent ici pour la première fois. Ce carrefour aux transitions, intense. Ce n’est pas la première fois que Spendide part pour l’Afrique, hier c’était le Mali, aujourd’hui le Cameroun. Beaucoup de bagages : une petite pharmacie de brousse, des vêtements, trop de livres, des enveloppes de soupe et de gruau, des fils et un adaptateur pour prise de courant européenne, un certificat de vaccin contre la fièvre jaune, une lettre d’urgence, de la crème solaire, une diva cup, une serviette grosse comme une débarbouillette qui sèche rapidement et une moustiquaire.

Elle est curieuse et elle a passé sa vie à ramasser des sous pour visiter et voir le monde. Elle bouillonne, elle est consciente d’être privilégiée et elle se projette avidement dans la découverte de l’instant et de l’instant d’après et des gens et des cultures. Comme elle est vive et preste, elle ne s’attarde sur rien, ce qui peut donner l’impression qu’elle n’écoute pas suffisamment l’autre. Elle ne peut porter son attention sur quoi que ce soit pendant trop de secondes. Elle croit au mouvement plus qu’à l’équilibre, elle est à l’aise avec ce qui passe et elle passe avec. Elle a eu des parents positifs, joyeux. Elle a développé cette capacité de retomber vite sur ses pattes et de toujours aller de l’avant. Elle a confiance en elle, en la vie et avec tout. Elle est naïve.

Elle a déjà eu la malaria lors d’un précédent voyage, elle a pensé mourir. Fatigue, perte d’appétit, vertiges, céphalées, nausées, diarrhées, myalgies, fièvre, tremblements, convulsions, jaunisse…

Miroir! Miroir! Dis-moi qui est la plus belle? Mon visage a changé. J’ai vieilli. Je me sens vieille. C’est Angélique Kidjo qui disait qu’on ne revient jamais de l’Afrique indemne. Tu sais que les gens meurent comme des chèvres en Afrique de l’Ouest. L’espérance de vie dépasse à peine les cinquante ans. À toutes les semaines quelqu’un meurt. Mais faut pas pleurer. Y a pas de souci. La vie continue. Surtout, faut pas pleurer. Comme des chèvres, on meurt comme des chèvres. Je pense à ce chauffeur mort sur la route. C’était plus qu’un chauffeur, c’était un frère. C’était un père. Toute la famille comptait sur lui. Quand ma grand-mère est morte. Moi et ma mère on est mortes un peu aussi. Je me souviens, c’est le matin, le matin qu’le dos m’a barré. Je me suis réveillée avec le dos barré, sans raison. J’étais dans mon lit incapable de bouger pis c’est là qu’le téléphone a sonné. C’était ma mère. A m’appelait pour m’annoncer que ma grand-mère était décédée. J’étais là dans mon lit, le dos barré, pis ma grand-mère était morte. Les gens meurent comme des chèvres. C’est trop vrai. Combien de décès déjà. Combien de décès à l’école? L’ancienne collègue de travail! Le neveu de Bouyé! Le beau-frère de Gaoussou! La fille de Keïta! 6 ans que le père Sissoko est mort. On a tué um mouton pour se rappeler, pour fêter. La vie – la mort – la vie – la mort. Reviens z’en, reviens z’en. Revenir de quoi? Revenir de où? Si je te disais que je veux pas revenir. Ici i fait frette, chu toute seule, j’ai quoi à part de l’eau? Reviens z’en, reviens z’en. Tu penses que je r’viens d’Afrique. Je suis encore là-bas. La dernière fois que je l’ai vue, je savais pas que c’était la dernière fois. J’lui avais apporté des conserves que j’avais faites. Des confitures, du ketchup maison. C’tait important pour moi, parce que c’est ma grand-mère qui faisait des conserves, c’est de elle que j’tiens ça. Ma mère pis mon père i z’en font pas eux, c’est de elle que j’tiens ça, de ma grand-mère. Était contente, était tellement contente qu’a m’a embrassée. Embrassée en me serrant vraiment fort dans ses bras, su’l bord de m’étouffer. Était d’même ma grand-mère. A nous aimait FORT. A nous avalait d’amour. Ça, c’est la dernière fois que je l’ai vue. Par après, a m’a fait suivre de ses conserves à elle par mon père. Pas un pot ou deux. Une dizaine de pots de confitures, de ketchups, de marmelades. Était d’même aussi ma grand-mère, alle avait l’amour étouffant MAIS aussi, l’amour exagéré. C’était dans une boîte à souliers. Une dizaine de pots de toutes les couleurs : vert, rouge, bleu. De l’or. Pis là j’exagère pas. De l’or c’est certain. Faut avoir goûté à ses confitures de fraises des champs pour savoir que ma grand-mère était tout amour pis tout or. T’as-tu pensé au temps qu’ça peut prendre pour ramasser des fraises des champs pour UN pot de confiture? Faque j’ai ramené les pots chez nous pis là ma grand-mère est morte. J’avais déjà mangé 2-3 pots quand ma grand-mère est morte, mais j’étais pus capable d’ouvrir les autres. J’pouvais pas m’empêcher de penser que tout c’qui restait d’ma grand-mère était dans des pots Masson pis qu’une fois que les confitures seraient mangées, i m’resterait pus rien. Les pots sont restés sur des tablettes jusqu’à temps que j’déménage, plusieurs années après. Là j’ai jeté les pots. Depuis c’temps-là j’ai une photo de moi avec ma grand-mère sur le frigo. Moi pis ma grand-mère avec ces traits amérindiens, aux Floralies, avec ma robe d’été pis mes sandales blanches. Pis là j’ai peur que toutes les rencontres faites en Afrique de l’Ouest se retrouvent dans des pots de confiture. J’ai peur qu’ce soit mon dernier voyage là-bas. D’oublier un jour les visages pis la terre rouge. De mourir pour eux. De perdre la mémoire et d’être moi-même dans un pot. Je suis un pot de confiture avec une date de péremption. Et fallait entendre le mouton. Pas celui qu’on tuait, l’autre. L’autre mouton, qui regardait son cousin se faire égorger pis qui savait que la prochaine fois ça serait son tour. La boucherie se faisait dans les règles de l’art. Le sang récupéré dans le trou de terre. Les yeux gardés pour le plus vieux. Le repas délicieux pis l’autre mouton qui bêlait sans arrêt. Comme rendu fou à l’approche de la mort. Comme rendu fou de savoir que la mort avait un visage. Un visage jumeau au sien.

En descendant du taxi, Splendide se projette déjà sur l’autre continent… Lorsque les portes de l’avion qui mène à Douala s’ouvriront… cette chaleur étouffante va quasiment la jeter par terre. Et, comme de raison, ce sera noir de monde. Elle aura l’impression d’avancer dans une marée humaine. Mais surtout, il y aura ces couleurs de fleurs, de feuilles, de fruits dans les arbres en pleine ville. Tout sera plus rose, plus vert, plus jaune… Le choc. Et sa première nuit sous une moustiquaire, elle aura l’impression d’étouffer, avant de s’habituer de nouveau. Elle en aura pour deux ans… à apprendre à respirer, en attendant.

[en voiture avec Ginette Gaudreault]

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